"Il y a encore beaucoup de Hissène Habré à attraper"
30 mai 2023Il y a sept ans jour pour jour, le 30 mai 2016, l'ancien dictateur du Tchad (1982-1990) a été condamné à une peine de prison à perpétuité.
Les Chambres africaines extraordinaires créées pour l'occasion à Dakar l'ont reconnu coupable de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et torture, notamment des viols et la pratique d'esclavage sexuel. Ce verdict a été confirmé en appel, en avril 2017 et Hissène Habré a été condamné à payer près de 123 millions d'euros aux victimes.
Ce procès était une première mondiale et l'aboutissement de 25 ans de lutte pour les victimes du dictateur. Mais Hissène Habré est décédé en 2021 et le versement des indemnistations n'a toujours pas progressé, en dépit de la constitution d'un fonds spécial l'année dernière.
Suivez l'entretien avec Clément Abaifouta.
Il est le président d'une association de victimes de Hissène Habré et représentant des victimes au sein du Conseil d'administration du fonds d'indemnisation
DW : Monsieur Abaifouta, où en est l'indemnisation des victimes du régime de Hissène Habré?
Nous avons eu simplement, d'une manière symbolique, la visite d'une ou deux missions de la Commission de l'Union africaine pour venir sceller l'installation de l'administration du fonds. Mais à l'heure où je vous parle, rien n'est fait à part le bâtiment qui a été octroyé pour servir de pivot. Rien n'est fait.
Moi, ce qui me choque, c'est que pendant le dialogue, le président [Mahamat Idriss Deby] a fait une annonce de 10 milliards qui devrait être versée au fonds, dans la cagnotte. Mais jusqu'à aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi ce fonds n'a pas été versé.
DW : Qu'est ce qui bloque vraiment à votre avis?
Nous sommes dans une démarche judiciaire. Je ne sais pas pourquoi les responsables du Tchad veulent lier ce problème à une démarche purement politique.
S'il y a une guéguerre entre le Tchad et l'Union africaine, cela ne devrait pas, en principe, affecter la mise en place du fonds d'indemnisation.
Le Tchad est lié par des conventions à l'Union africaine, avec le Sénégal pour la mise en œuvre du fonds fiduciaire pour que les victimes puissent enfin entrer dans leurs droits.
L'Union africaine a apporté sa contribution, mais il va falloir que les victimes de trois associations tchadiennes, plus les victimes au Sénégal, les victimes un peu partout - parce que dites vous bien que Hissène Habré n'a pas seulement tué des Tchadiens, il a tué dans la sous-région.
Il faut que tous ceux-là puissent bénéficier de ces réparations et qu'on tourne la page, qu'on nous laisse organiser notre deuil.
DW : La commission d'enquête tchadienne avait estimé à peu près 40 000 le nombre de victimes du régime de Hissène Habré. Là, le fonds d'indemnisation est prévu pour 7.396 personnes exactement qui ont été identifiées. Comment se fait-il qu'il y a un tel écart?
A part les gens qui ont été recensés, une bonne frange n'a pas pu faire le déplacement à Dakar et le président de la commission du conseil d'administration a dit : "Bon, on va ouvrir une brèche pour reprendre ceux qui n'ont pas pu aller à Dakar, ceux qui n'ont pas pu se faire recenser au niveau des trois associations". Parce qu'en fin de compte, on parle de 40 000 morts. On ne peut pas s'en tenir à dix mille ou quinze mille... sinon, les autres, qu'est-ce qu'on en fait?
Donc moi, je crois qu'il y a encore un travail de recensement à faire pour qu'on puisse atteindre, même si on n'arrive pas à identifier 40 000 morts, que la bonne majorité soit prise en compte.
DW : Pour en revenir au statut de victime, vous avez vous même raconté ce que vous avez enduré d'abord dans les locaux de la DDS, la Direction de la documentation et de la sécurité, puis en prison pendant quatre ans. Vous avez osé raconter cela devant des caméras ou dans des micros. Pourquoi avoir fait ça? Et comment avez vous pu le faire?
Vous savez que nous avons démarré difficilement la chose. Le régime du feu Maréchal [Idriss Deby Itno]a repris en compte les ex-agents de la DDS qui nous ont complètement barré la route. Il fallait batailler très fort, il fallait monter des stratégies, changer de stratégie.
Donc, nous qui sommes une des pièces maîtresses du dossier avons pris la responsabilité accompagnés de nos avocats de mener une campagne à travers le monde pour avoir des oreilles, pour que les gens puissent croire que Hissène Habré a effectivement tué.
Parce qu'au Sénégal, les gens se disent qu'Hissène Habré est un marabout qui ne peut pas tuer une seule mouche.
Il a fallu que nous puissions nous réorganiser pour convaincre et gagner l'opinion sénégalaise, l'opinion africaine, l'opinion mondiale afin d'atteindre notre objectif : celui de faire juger Hissène Habré afin que les cœurs de victimes, les familles de victimes puissent trouver la quiétude.
Le procès contre Habré, nous l'avons inscrit dans une logique pédagogique.
DW : Clément Abeifouta, j'ai lu quelque part que vous aviez eu un chien qui s'appelait CPI. C'est vrai?
Oui, mon chien s'appelle CPI pour dire aux gens : "Faites attention parce que ce n'est pas fini. Il y a encore d'autres Hissène Habré qu'il faut rattraper". Donc à l'exemple de mon chien qui poursuit les voleurs la nuit, qui poursuit ceux qui ont l'intention de franchir mon mur.
DW : Comment vous réagissez quand vous voyez qu'il y a des Etats africains qui réfléchissent à sortir des Statuts de Rome et qui critiquent de plus en plus la CPI?
Moi, je crois que c'est une fuite des responsabilités. Eux-mêmes, le Sénégal en tête, ont ratifié le Statut de Rome. Moi ça me fait honte parce que sur le sol africain, on trouve tant de criminels, de dictateurs. C'est une fuite en avant pour ne pas se faire rattraper par la CPI.
Si les Africains vont à la CPI, c'est parce que les Africains ont tué. Moi je me dis que le droit n'a pas de couleur. Que ce soit un Noir, que ce soit un Blanc, la CPI est un instrument de dissuasion. Alors, lorsqu'on dit la CPI, c'est fait pour les Noirs, moi je crois que c'est une fuite des responsabilités et c'est désolant pour moi. C'est bien dommage!