Bulletin de santé de la démocratie au Sénégal
11 mai 2023La démocratie est-elle "en déclin" au Sénégal? C'est ce qui ressort, en tout cas, d'un rapport publié par l'Afrika Jom Center d'Alioune Tine, à Dakar. Cette publication pointe du doigt plusieurs dysfonctionnements des institutions. Elle coïncide avec la tenue d'un procès très médiatisé dans le pays : celui de l'opposant Ousmane Sonko, accusé de viol.
"Peur et répression"
L'Afrika Jom Center fait part de son inquiétude face à une "période où l'on gouverne de plus en plus par la peur et la répression" et face au plus grand nombre de "détenus politiques (plus de 300) et de détenus d'opinion" de l'histoire du Sénégal : des journalistes, des acteurs de la société civile, des opposants.
Le plus célèbre de ceux qui ont actuellement des démêlés avec la justice est sans doute Ousmane Sonko. Très médiatisé, son procès se tient en ce moment. Il est accusé de viol... mais lui dénonce un complot destiné à l'empêcher de se présenter à la prochaine présidentielle. Il a d'ailleurs réitéré hier son appel à de nouvelles manifestations :
"Pour la première fois, Macky Sall, aidé par ses juges a posé un acte, une avant-première en tout cas, par rapport à son obsession de liquider Ousmane Sonko et de l'écarter de l'élection présidentielle de 2024", a déclaré Ousmane Sonko mercredi 10 mai (...) "Aujourd'hui, plus que jamais, Ousmane Sonko est candidat à l'élection présidentielle de 2024 (…) Je dis aux militants, aux militantes, aux sympathisants, aux sympathisantes, à tous les citoyens sénégalais que je réitère mon appel à la résistance."
Les faits qui lui sont reprochés sont graves et aucun élément ne permet d'affirmer à ce stade que la justice serait manipulée par le pouvoir.
Le cas Sonko
Quoiqu'il en soit, Claus-Dieter Koenig, directeur du bureau de la Fondation Rosa Luxemburg à Dakar, explique qu'Ousmane Sonko parvient à fédérer autour de lui la plupart des mécontentements car "la société civile, les mouvements se sont ralliés derrière lui". Claus-Dieter Koenig donne l'exemple de "beaucoup de féministes qui disent qu'il n'est pas acceptable qu'il soit polygame mais qu'elles n'ont pas le choix, car c'est avec lui qu'il faut, au moins maintenant, faire avancer la cause pour, peut-être après, trouver une autre personne qui donne de l'espoir."
Quant à la déception de la population au terme de deux mandats de Macky Sall, Claus-Dieter Koenig estime que "toute la confiance en ce gouvernement et en ce président, qu'ils vont apporter quoi que ce soit au peuple, a un peu disparu. Cela concerne la santé, la transparence d'utilisation des fonds – et le fonds Covid en est l'exemple le plus important… c'est ça, l'atmosphère dans le pays."
Le professeur Amadou Fall, de l'Université de Ziguinchor, va plus loin. Il estime que l'image de "modèle" du Sénégal dans les années 1990 était usurpée. Il renvoie dos-à-dos les acteurs politiques de tous bords :
"Même quand on voit ceux de l'opposition, leurs agissements, leurs mots d'ordre, on sent qu'il y a un présidentialisme de l'opposition. C'est un état-major, c'est une tête qui prend les décisions, et voilà la rue qui suit. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, on peut mobiliser la fureur populaire. Voilà ce qui se passe. Mais la démocratie, c'est quoi ? Est-ce qu'on a le droit de faire ce qu'on veut parce qu'on a tous les moyens quand on est au pouvoir ? Est-ce que, quand on est opposant, on a le droit de faire ce qu'on veut, d'appeler à une violence bestiale ? La vérité c'est qu'il y a des limites à ne pas franchir, qu'on soit au pouvoir ou dans l'opposition."
Troisième mandat ou pas
Pour ce qui est du troisième mandat présidentiel qui fait tant débattre, il faut rappeler que le chef de l'Etat sortant n'a pas encore affirmé qu'il souhaitait se représenter. Macky Sall y était opposé quand il a succédé à Abdoulaye Wade, mais selon Claus-Dieter Koenig, le président en fin de mandat a tout intérêt à maintenir le flou le plus longtemps possible. "Le calendrier électoral l'obligera à se prononcer au plus tard en décembre", explique Claus-Dieter Koenig.
"Le fait même que cette question se pose encore dans notre pays", déplore Cheikh Gueye, coordinateur du Réseau sénégalais des Think Tanks (SENRTT) et secrétaire permanant du Rapport alternatif sur l'Afrique (Rasa), "montre que nous avons reculé du point de vue démocratique. Parce qu'il était attendu de la part du président Macky Sall que ce genre de questions ne reviennent plus. Nous avons eu en 2016 un référendum censé consacrer les progrès du Sénégal dans ce domaine. Maintenant, il n'a encore rien dit alors il est risqué de se prononcer sur cette question, on ne sait pas ce qu'il va faire."
Cheikh Gueye évoque une "démocratie malade" : "Il y a effectivement une certaine déception par rapport aux avancées démocratiques et aux droits humains. Je partage l'idée que nous avons encore beaucoup de progrès à faire en ce domaine. Tout le monde devrait se mobiliser : la classe politique, la société civile, pour refonder la société sénégalaise, et la société politique plus particulièrement, pour adopter un nouveau contrat social. Il me semble que c'est nécessaire après 63 ans d'indépendance."
Le professeur Amadou Fall, de l'Université de Ziguinchor, le rejoint sur ce point. Et il enjoint les dirigeants, quels qu'ils soient, à se montrer plus vertueux et à promouvoir une véritable "éducation citoyenne".