Face aux changements constitutionnels touchant la limitation des mandats en Afrique et aux troisièmes mandats, des intellectuels se mobilisent. C'est le cas de trois écrivains : le Guinéen Tierno Monénembo, le Camerounais Eugène Ebodé et l'Ivoirienne Véronique Tadjo ont publié un manifeste pour alerter sur les dangers des initiatives anticonstitutionnelles.
Egalement peintre et universitaire, Véronique Tadjo a enseigné à l’université du Witwatersrand à Johannesburg jusqu’en 2015 et partage maintenant son temps entre Londres et Abidjan. Elle est auteure entre autres de la fable intitulée "En compagnie des hommes" parue aux éditions Don Quichotte sur l’épidémie d’Ebola.
Véronique Tadjo est l'invitée cette semaine de la Deutsche Welle.
Un syndrome du troisième mandat ?
DW : "Halte à la présidence à vie, qu'est-ce qui a déclenché ce cri de coeur et à qui est-il adressé ?
Véronique Tadjo : Je pense que comme nous, vous avez suivi l'actualité et en particulier en Côte d'Ivoire où Alasssane Ouattara vient de se porter candidat de son parti, le RHDP (Rassemblement des Houphouetistes pour la démocratie et la Paix). Donc le problème qui se pose est qu'il s'agit d'un troisième mandat et vraiment, tous les démocrates sont dans la déroute. C'est plutôt pour essayer de mettre un frein à ce mouvement que l'on voit commencer dans la sous région ouest-africaine, comme par exemple Alpha Condé qui va bientôt aussi se présenter pour les prochaines élections et on est encore dans un cas de troisième mandat.
DW : Justement, on voit que vou insistez sur le cas d'Alassane Ouattara. Dans le manifeste il est écrit "il est clair que la nouvelle tentative d'usurpation et de confiscation du pouvoir à Abidjan fera des émules si elle réussit". Mais si le choix d'Alasssane Ouattara suscite autant de déception, c'est bien peut-être parce qu'il jouit d'une certaine bonne image ?
Véronique Tadjo : Absolument ! Je pense que s'il avait pu arrêter là, après ses deux mandats réglementaires, il aurait vraiment eu une grande aura parce qu'on aurait compris que voilà un président africain qui a fait ce qu'il a pu pour au moins économiquement remonter son pays et qu'il passe maintenant la main à quelqu'un d'autre.
Le rôle des organisations supranationales
DW : Votre groupe d'intellectuels s'interroge sur la raison pour laquelle l'Union africaine et la Cédéao (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest) ferment les yeux sur le putsch constitutionnel en cours à Abidjan et à Conakry alors que ces deux organisations condamnent et sanctionnent le Mali après le coup d'Etat militaire. Comment répondez-vous, vous même, à cette question, Véronique Tadjo ?
Véronique Tadjo : Ecoutez, ce qui est sûr est que nous ne sommes favorables à aucune forme de coup, que ce soit constitutionnel ou par les armes on va dire. Il faut vraiment qu'on apprenne à passer parr les urnes sinon on sera tout le temps en train d'essayer de défaire ce qui a été fait. Mais on ne peut pas invoquer le droit d'un côté et après ne pas le faire respecter de l'autre !
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DW : En fait, ce que vous interpellez chez les dirigeants, c'est l'éthique, la morale, le respect de la parole donnée et le respect des règles ?
Véronique Tadjo : Exactement ! Sinon, où irions-nous si nous n'avions plus de points de repère et si nous n'avions pas d'institutions fortes ? Dans ce manifeste, on parle de Nelson Mandela par exemple qui n'a fait qu'un seul mandat, malgré toutes les pressions qu'il a subies.
Le besoin de repères
DW : Vous parlez de Nelson Mandela. Vous connaissez bien cet homme. Vous avez séjourné en Afrique du Sud. Véronique Tadjo, est-ce qu'il vous manque quelqu'un de la trempe de Nelson Mandela aujourd'hui sur le continent africain ?
Véronique Tadjo : Ah mais tout à fait ! Quelqu'un comme ça nous manque parce qu'il a été un exemple. Ce n'était pas un homme parfait. Il avait ses défauts et ses faiblesses. Mais je pense qu'il a vraiment montré qu'il était possible d'avoir une éthique, d'avoir une morale et surtout de mettre l'intérêt du pays avant tout. Avant ses intérêts personnels. Si votre Constitution dit que vous n'avez droit qu'à deux mandats, il faut vous y tenir. Maintenant si vous vous débrouillez pour tripatouiller encore la Constitution pour enlever la limitation des mandats, alors essayez de le faire et vous verrez la réaction de la population. Mais je pense que louvoyer comme ça et manquer d'honnêteté, c'est ça qui est le plus terrible.
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DW : Mais quelle est la part de responsabilité selon vous, des intellectuels ? Car les révisions constitutionnelles sont généralement confiées à des experts qui sont payés pour cela ?
Véronique Tadjo : Je pense que même les intellectuels ne sont pas épargnés par, je ne sais pas, une forme de corruption ou se laisser convaincre ou manquer de fermeté par rapport aux pressions qui peuvent s'exercer sur eux. Et c'est un problème parce que justement, c'est sur eux que l'on compte pour pouvoir montrer ce qui ne va pas et dénoncer ce qui ne va pas. Donc on a aussi là un problème malheureusement.
Au-delà d'un manifeste
DW : Quelle est, Véronique Tadjo, l'étape après ce cri de coeur que vous poussez ? Est-ce que ce manifeste suffirait ?
Véronique Tadjo : Ecoutez, nous connaissons nos limites ! Nous sommes pour le moment trois Ecrivains. C'est une pétition qui sera signée aussi par d'autres personnes. Nous alertons la communauté internationale et les pays africains. Maintenant, le reste n'est pas entre nos mains.
DW : Et quelle forme souhaiteriez-vous que cette réaction que vous appelez puisse prendre ?
Véronique Tadjo : Ah, bonne question ! Elle devrait prendre la forme d'un débat national dans chaque pays, d'une remise en question. Il faut vraiment que nous sachions ce que nous voulons. Si nous voulons une véritable démocratie, à ce moment là, il faut qu'on en parle et qu'on trouve des solutions pour y arriver. Mais si on veut d'autres formes de gouvernement, alors là aussi il faut qu'on s'asseye et qu'on en discute véritablement et sincèrement.