"Il n'y a pas de petits ou de gros poissons"
9 novembre 2022Notre invité de la semaine est Alain Ouaby Bekaï, le procureur spécial adjoint de la Cour Pénale Spéciale (CPS).
Cette cour hybride est chargée de juger les crimes de guerre commis en Centrafrique. La CPS a rendu son tout premier jugement le 31 octobre dernier.
Trois membres du groupe armé centrafricain 3R ont ainsi été condamnés à des peines allant de vingt ans de réclusion à la perpétuité pour "crimes contre l'humanité".
La défense d'Issa Sallet Adoum, Ousman Yaouba et Tahir Mahamat a annoncé son intention de faire appel.
Quels enseignements tirer de ce premier jugement et quels défis attendent cette juridiction de RCA ?
Ecoutez ou lisez ci-dessous l'entretien avec Alain Ouaby Bekaï, interrogé par Jean-Fernand Koena.
DW : Sept ans après son institution, la Cour pénale spéciale vient de condamner [des membres du groupe armé 3R] liés aux crimes commis à Koundjili et Lemouna, dans le nord de la République centrafricaine. Quelles sont vos premières réactions par rapport à la décision de la chambre d'assises ?
La RCA a connu de graves violations des droits de l'homme et des droits humains. Et le mandat de la Cour pénale vise les infractions commises depuis le 1ᵉʳ janvier 2003. Ce mandat est vaste, donc il faut prioriser les cas qu'il faut juger.
Parmi les cas déjà passés et de nouveaux incidents qui se sont produits, on s'est rendu compte que le dossier de Lemouna et Koundjili rentraient dans le cadre de notre priorisation.
C'est pour cela que le Parquet s'en est saisi et pour aboutir aujourd'hui, après trois années de bataille juridique et judiciaire, avec les avocats de la défense, à cette décision.
Nous sommes satisfaits par cette décision qui compense un peu la peine du ministère public qui s'est attelé dans un travail de poursuite, dans un travail de collecte de preuves, de réquisitions pour convaincre la chambre d'assises pour pouvoir asseoir sa décision.
C'est une victoire du peuple centrafricain, c'est une victoire contre les bourreaux de Lemouna et de Koundjili. C'est une satisfaction pour les victimes qui, au moins, ont vu leurs bourreaux devant la barre s'exprimer. Cette décision a répondu à nos attentes.
DW : Vous êtes satisfait, mais il n'en demeure pas moins que vous avez fait appel de la décision. Tout comme la défense, qui aussi a fait appel de la décision. Du coup, l'affaire n'est plus devant la chambre d'assises, elle est devant la chambre d'appel. Est-ce que ce scénario ne peut il pas impacter sur l'audience de réparations qui a succédé à cette décision ?
Nous avons relevé "appel incidents", c'est-à-dire un appel qui fait suite à l'appel principal interjeté par les avocats de la défense. Bien que satisfaits, nous avons visé que dans deux cas précis, on se réserve le droit de présenter nos arguments devant la chambre d'appel.
Nous avons estimé que tous les bourreaux, tous les accusés qui étaient appelés à la barre ont commis des actes plus graves, plus ignobles, entre autres des actes de torture.
Nous avons requis dans nos réquisitions qu'ils soient également déclarés coupables pour meurtre en tant que crimes de guerre et crimes contre l'humanité, pour actes inhumains et dégradants, en tant que crimes de guerre et crimes contre l'humanité, mais en plus pour tortures, en tant que crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
DW : La section d'Assise ne nous a pas suivis sur ce point. Nous estimons qu'il faille relever un appel pour qu'une réponse nous soit donnée par la chambre d'accusation.
Nous avons estimé que pour tous ces faits, les trois accusés appelés à la barre devaient avoir tous des peines de travaux forcés à perpétuité. Mais comme nous l'avons constaté dans la décision, deux accusés ont une peine un peu moindre que l'auteur principal, Issa Saleh Adoum, alors que ce sontest pratiquement lesmêmes faits qu'ils ont commis, des faits de même gravité.
Notre appel n'a pas d'incidence sur la décision de la chambre d'assise sur les réparations parce que le règlement de procédure du Bureau prévoit que la section d'assises doit rendre sa décision en différé une première fois sur la culpabilité et une seconde fois sur les réparations. Ce qui a été fait.
DW : Et si d'aventure la chambre d'appel rend un avis contraire à la chambre d'assises ? Qu'en sera-t-il pour les réparations tant réclamées par les victimes ?
On ne peut pas préjuger sur la décision de la chambre d'appel qui peut soit confirmer soit infirmer. Mais je vous répondrai à ce moment-là ce qu'il faut dire par rapport à cette question.
DW : La Cour a ouvert des procédures contre Vianney Semdiro, Eric Danboy et Abdel Kader Khalil. Quel est le niveau de chaque procédure ? Aussi, à partir de quand peut-on s'attendre à aux premières audiences concernant ces suspects ?
Il y a eu des mandats lancés depuis deux ou trois ans et qu'on n'a pas pu exécuter. On a pu exécuter les mandats contre les personnes que je viens de citer, mais c'est des procédures en tant que telles qui sont déjà très avancées. Il y a quelques actes à poser avant que les juges d'instruction ne renvoient le dossier pour essayer de clôturer.
DW : Plusieurs enquêtes sont ouvertes et certains auteurs de crimes courent toujours. Serez-vous à même de mettre la main sur certains auteurs ? J'entends par là Hassane Bouba et bien d'autres.
Les infractions qui relèvent du mandat de la Cour pénale spéciale sont des infractions qui sont imprescriptibles. Tôt ou tard, ces personnes pourront être rattrapés par la justice.
Je ne donne pas de noms, mais je sais que nous avons ouvert plusieurs procédures décerné plusieurs mandats qui sont sous scellés. Surtout qu'on nous reproche de juger que du menu fretin, ce qui est faux.
Un criminel de guerre et un criminel de guerre. Il n'y a pas de petits ou de gros poissons, il faut toujours commencer quelque part. Aujourd'hui, c'est le petit poisson et demain, ça va être le grand. Donc selon notre stratégie, on arrivera toujours à répondre aux attentes de la population.