La ruée vers l'or des Kabila
22 mars 2018Le port de Banana n'est que le dernier épisode d'une saga qui, en moins de deux décennies, a vu la famille de Joseph Kabila piller les ressources minières et agricoles du pays.
La compagnie des Emirats arabes unis Dubaï Ports World (DPW) pourrait investir 1,2 milliard d'euros dans la construction d'un port en eau profonde sur la presqu'île de Banana, le long de l'étroite et unique ouverture maritime sur l'Océan atlantique de la République démocratique du Congo (RDC).
Selon le compte rendu du Conseil des ministres qui s'est déroulé le 20 mars, le projet a été approuvé après une visualisation en 3D du port de Banana.
"A l'issue de la présentation de la projection architecturale en 3D de l'ensemble du projet, le procès-verbal (...) du projet de décret portant approbation de la convention de collaboration relatif à la construction du port en eau profonde de Banana, du projet de décret fixant les sites industriels du domaine franc de Muanda-Banana et du pacte d'actionnaires de la société concessionnaire du port en eau profonde de Banana ont été approuvés par le Conseil des Ministres", peut-on lire dans le document.
Deux jours après ce conseil des ministres, José Makila, le vice-Premier ministre et ministre des Transports, a en effet annoncé lors d'une conférence de presse que la société DP World sera en charge de la construction du port de Banana.
Pour rappel la signature de l'accord avec DP World avait été reportée officiellement "pour des raisons environnementales".
Le ministère de l'Environnement avait pour sa part indiqué qu'une étude sur les questions environnementales avait été commanditée sur ordre de la présidence, sans que personne ne sache vraiment dire ce qu'il y avait dedans. "L’étude a été commanditée par le gouvernement et elle a été menée par un bureau externe à la RDC. Toute la primeur de l’étude a été réservée au gouvernement. C’est à l’issue de l’examen de cette étude que la présidence de la République a estimé qu’il fallait réexaminer la question", a expliqué Teddy Ntendayi, porte-parole du ministère de l'Environnement.
Le projet a été dévoilé début mars dans un rapport du PPLAAF, une plateforme de protection des lanceurs d'alerte en Afrique, qui précisait que la signature a été repoussée à la "dernière minute" le 28 octobre 2017. Depuis, le projet est en suspens.
Un premier accord aurait été signé en février 2017 et le projet prévoirait, selon le PPLAAF, la participation d’une société privée congolaise. Celle-ci serait présente indirectement au sein de la compagnie concessionnaire du port et directement dans la compagnie gestionnaire, à hauteur de 40% des parts.
Profit personnel du président
D'après le rapport, le président Joseph Kabila lui-même aurait demandé des garanties sur le "profit personnel" qu'il tirerait de la construction et l'exploitation du port.
Répondant à cette demande, le 4 octobre 2016, le sultan Ahmed Bin Sulayem, le directeur général de DPW, a adressé une lettre au président Kabila dans laquelle il affirme sa volonté d'offrir "une participation minoritaire dans la compagnie concessionnaire au gouvernement de la République démocratique du Congo tandis que la gestion du port serait prise en charge par une filiale de DP World."
C'est cette compagnie concessionnaire qui est particulièrement visée puisqu'avec une participation de 40% confiée à une société privée non identifiée, celle-ci pourrait dégager un chiffre d'affaires de "plus de 45,3 millions de dollars en sept ans", selon les calculs de la plateforme de protection des lanceurs d'alerte.
Interrogé sur l'entreprise privée congolaise qui sera présente dans la gestion du port, le porte-parole du gouvernement, Lambert Mende, a nié qu'il puisse s'agir de Joseph Kabila ou d'un de ses proches.
"C’est complètement faux parce que l’identité de ces personnes doit être connue avant que le gouvernement ne puisse approuver le projet et croyez moi, ce n’est pas le président ni un proche du président", affirme-t-il. "Il y a tellement de racontars sur notre président mais nous ne l’avons jamais vu prendre des intérêts commerciaux sur les projets publics. On a raconté des choses sur ses milliards mais chaque fois qu’on publie la liste des milliardaires africains nous n’avons jamais vu son nom sur ces listes."
Une vision contredite par l'avocat William Bourdon, président de la Plateforme de protection des lanceurs d'alerte en Afrique, qui estime que "de très nombreuses sources suggèrent que Kabila est dans une fuite en avant, dans un contexte où il y a une très forte pression pour qu'il quitte le pouvoir, pour essayer d'évaporer un maximum de ressources en sa faveur et en faveur de son clan, de sa famille et de ses proches."
Le ministre des Transports congolais, Jose Makila, n'a pas répondu à nos appels et messages lui demandant des commentaires sur l'affaire du port de Banana.
Contactée, l'élue de la province de Kalemie, Vicky Katumwa, par ailleurs présidente du Conseil d'administration de la Société commerciale des transports et des ports (SCTP), nous a renvoyé vers son directeur général qui est resté injoignable.
La ministre congolaise du Portefeuille, Wivine Mumba, a refusé de faire tout commentaire, se retranchant derrière le fait que la décision finale était entre les mais du Conseil des ministres.
Interrogé sur le fait de savoir si le gouvernement congolais va travailler avec DP World, Lambert Mende nous avait répondu par l'affirmative - avant même le Conseil des ministres et l'annonce de Jose Makila - démentant du même coup l'entrée en scène d'une autre entreprise. "Nous n’avons pas cette culture de subir des pressions, vous l’avez vu avec la problématique des mines. Lorsqu’une position est adoptée c’est en fonction des intérêts du pays et non pas des pressions des grands capitaux", insiste le porte-parole du gouvernement congolais.
Des sources proches du dossier indiquent toutefois que la raison principale du report de la signature avec DP World aurait été l'arrivée d'un autre acteur non identifié qui aurait fait monter les enchères sur le projet du port de Banana.
Pillage des richesses nationales
L'affaire du port de Banana est une bonne illustration des pratiques de Joseph Kabila, au pouvoir depuis que son père a été assassiné, en 2001.
L'économie de la RDC a été mise en coupe par le président congolais et sa famille et tous les secteurs économiques sont concernés : les mines mais aussi l'agriculture, les télécommunications et le tourisme.
Un rapport publié en juillet 2017 par le Groupe d'étude sur le Congo, en partenariat avec le Pulitzer Center, indiquait que la famille Kabila serait à la tête d'au moins 80 entreprises et sociétés en RDC sans toutefois être en mesure d'évaluer le montant des actifs.
Joseph Kabila lui-même possède 80% de l'entreprise agricole Ferme Espoir, les 20% restant appartenant à sa fille Sifa et son fils Laurent-Désiré. Le site internet de l’Office du tourisme du Katanga évoque un "domaine de 700 hectares" dédié à la culture du maïs et l'élevage de poussins, "la deuxième plus grande ferme d'Afrique de ce genre."
Une vidéo de promotion de Ferme Espoir explique que quatre fermes de ce type ont été développées en RDC : dans le Haut-Katanga, la province natale de Joseph Kabila, le Kongo Central, Kinshasa et le Nord-Kivu.
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Le rapport du Groupe d'étude sur le Congo estime que Ferme Espoir détient ainsi "un minimum de dix permis agricoles qui couvrent une superficie totale d'au moins 2.678 hectares" et une enquête de Bloomberg estime la valeur de l'entreprise à "plusieurs centaines de millions de dollars".
En dépit de la présentation vidéo flatteuse, Ferme Espoir a défrayé la chronique l'an passé en raison d'une rocambolesque histoire de livraison d'animaux sauvages (girafes, zèbres, buffles, antilopes...) transbordés à grands frais depuis la Namibie jusque dans les fermes du président.
"Le président est un grand agriculteur, un grand éleveur", ajoute Lambert Mende. Dans le domaine agricole, deux hommes d'affaires belges jouent aussi un rôle important : Marc Piedbœuf, qui gère Ferme Espoir, et Alain Wan que l'on retrouve associé dans la construction du port de Banana.
Ferme Espoir détient aussi la totalité des parts de la Société des grands élevages du Bas-Congo (GEL) qui gère environ 40.000 hectares de pâturages et 20.000 hectares de cultures (maïs, soja, arachide et manioc), toujours selon le Groupe d'étude sur le Congo.
La société est par ailleurs propriétaire de l'île de Mateba (100 km2), sur le fleuve Congo, située non loin de Boma, où une partie des animaux sauvages importés a d'ailleurs été relâchée.
Mines de diamants
Le secteur minier fait bien entendu aussi partie du capital du clan Kabila. Ceci essentiellement au travers de deux sociétés : Acacia et Kwango Mines. Ces deux entreprises possèdent à elles seules 96 permis d'exploitation de mines diamantifères qui s'étendent pour l'essentiel sur près de 720 kilomètres le long de la frontière sud avec l'Angola.
Acacia est détenue à 25% par Jaynet Kabila, la soeur jumelle de Joseph Kabila, ainsi que par Sifa Kabange, la fille du président Kabila, Gibril Masengo, son frère, et Emmanuel Adrupiako, son conseiller financier.
Kwango mines est détenue à 30% par Acacia et 60% par Excel Holding, une société dont Jaynet Kabila possède 80% des parts.
Par ailleurs, Acacia exploite des concessions minières de cuivre et de cobalt dans les environs de Luisha, dans la province du Haut-Katanga. Au sein de cette ramification opaque de sociétés, on trouve d'autres permis d'exploitation minières entre les mains de Excel Development et Excel Consulting, des sociétés possédées par Jaynet Kabila et Gibril Masengo.
Mais les activités de la famille Kabila ne se limitent pas à l'agriculture ou au secteur minier. La femme de Joseph Kabila, Marie-Olive Lembe, est à la tête d'Olive Sifa Laurent SARL (Osifal), une holding présente dans le secteur pétrolier, le transport aérien et routier ainsi que l'immobilier.
En 2015, la société s'est fait connaître pour avoir perçu 270.000 dollars pour la location d'un terrain, situé dans la province du Nord-Kivu, à la mission de paix de l'ONU (Monusco). Interrogé sur cette transaction, le porte-parole de la Monusco a répondu que l'ONU "louait un terrain pour une unité de formation de la police auprès d'un propriétaire privé" et que, sans en informer la Monusco, le propriétaire aurait "vendu le terrain à Osifal."
Un des actifs les plus solides de la famille Kabila reste également une participation indirecte de 4,8% dans Vodacom Congo, par l'intermédiaire de la société Keratsu Holding qui appartient à Jaynet Kabila.
La République démocratique du Congo ne possède qu'une étroite façade maritime d'une quarantaine de kilomètres qui s'ouvre sur l'océan Atlantique, une bande de terre qui s'accroche à l'estuaire du fleuve Congo. C'est là que se trouve la presqu'île où devrait être construit le port en eau profonde de Banana.
C'est également sur ce mince littoral, face à l'océan, que se situe l'hôtel la Beviour à Muanda. Propriété de Cosha Investments, une société détenue à 90% par Zoé Kabila, le frère du président, cet établissement offre des bungalows climatisés à 200 euros la nuit.
Si le port de Banana était construit, alors les cargos qui croisent au large risqueraient de déranger les clients et nuire au succès commercial de la Beviour. Mais certainement pas de quoi faire trembler l'empire économique des Kabila.