La fraude fiscale ruine l’Afrique
27 avril 2024Un peu plus de huit milliards de dollars en Afrique : c'est le montant estimé par le Tax Justice Network, dans son rapport 2023, des fraudes à l'impôt sur les sociétés, aux taxes douanières et à l'impôt sur le revenu de riches particuliers.
Cette perte fiscale annuelle subie équivaut à 15% des dépenses de santé sur le continent africain, un triste record dans le monde.
L'année 2024 pourrait toutefois marquer une amélioration : l'entrée en vigueur d'un accord conclu entre près de 140 pays, sous la coordination de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), prévoit désormais un taux minimum d'imposition des sociétés de 15%.
Mais une autre question a émergé : celle du poids des pays riches dans la gestion des questions fiscales.
Le leadership de l'OCDE en matière de coordination fiscale mondiale est en effet remis en cause par une initiative africaine.
Frustrés de ne pas être, selon eux, suffisamment consultés, 125 pays, pour la plupart en développement, ont soutenu aux Nations unies, le 22 novembre dernier, un projet de résolution proposé par le Nigeria, appelant à une "convention cadre sur la coopération internationale”.
Quarante-huit pays, pour la plupart développés, dont l'Allemagne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon, ont voté contre.
Le vote de l'Onu devrait conduire à une coopération accrue entre l'OCDE et le G20. Désormais, les Etats en développement réclament qu'on les entende sur un phénomène planétaire, l'évasion fiscale, qui impacte plus durement les pays les plus pauvres.
Les pays riches organisent l'évasion fiscale
Au niveau mondial, les pertes fiscales totales subies chaque année par les Etats s'élèvent à près de 500 milliards de dollars et les multinationales sont en grande partie responsables du siphonnage des revenus imposables.
Les entreprises multinationales représentent en effet un tiers de la production économique mondiale, la moitié des exportations, près du quart de l'emploi mondial et sont responsables de... 65% des pertes fiscales.
Les multinationales échappent notamment à l'impôt sur les sociétés en transférant leurs bénéfices vers des paradis fiscaux, des pays où le taux d'imposition sur les entreprises est quasiment nul.
Ces transferts de bénéfices sont estimés à plus de mille milliards de dollars chaque année.
Or, ce sont les pays riches, dont nombreux sont des territoires d'outre-mer britanniques (Iles Caïmans, Bermudes, Iles vierges britanniques...) qui organisent ce transfert de capitaux en offrant des régimes fiscaux avantageux.
Au sein de l'Union européenne, le Luxembourg, l'Irlande et les Pays-Bas ont aussi créé des législations attractives pour les multinationales.
Les membres de l'OCDE sont ainsi responsables de près de 80% des pertes fiscales subies par les pays du monde entier.
La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, la Cnuced, estime que chaque année, 89 milliards de dollars quittent le continent africain et échappent ainsi à l'impôt.
Ces flux sortants, ou flux financiers illicites (FFI), comprennent "la fuite illicite de capitaux, les pratiques fiscales et commerciales illégales, comme la fausse facturation des échanges commerciaux, et les activités criminelles provenant de marchés illégaux, de la corruption ou du vol”.
Les femmes sont les premières victimes
Pour ce qui concerne l'Afrique francophone, les deux Congo sont les pays les plus touchés par ces fuites de revenus. Les deux autres puissances économiques de la zone, la Côte d'Ivoire et le Sénégal, arrivent également en tête de la liste des pays victimes.
La Cnuced souligne que, dans les pays africains touchés par cette fuite de capitaux, "les gouvernements dépensent 25% de moins pour la santé que les pays où les FFI sont faibles, et 58% de moins pour l'éducation.”
Les femmes ayant statistiquement un accès plus faible à la santé et à l'éducation, elles sont ainsi les premières touchées par cette réduction des budgets sociaux.
Les fuites de capitaux constituent parfois une perte irréparable pour certains Etats. C'est le cas de la République démocratique du Congo (RDC) et de la République du Congo, où celles-ci représentent respectivement 89% et 538% du budget national consacré à la santé.
Le poids de l'industrie minière explique l'ampleur des pertes subies par ces Etats. En RDC, plus de 90% des exportations proviennent de l'industrie minière (cuivre, cobalt, or, diamants...)
Le pays représentait aussi, en 2021, près de 70% de la production de cobalt dans le monde, selon le dernier rapport du World Mining Data.
De l'or dans les bagages à main
Le secteur minier est connu sur le continent pour entretenir des pratiques de sous-facturation des exportations, afin de réduire le montant des taxes, mais aussi de contrebande. Celle-ci est facilitée par le fait que certains produits comme l'or et le diamant sont aisés à transporter, de petites quantités pouvant représenter des valeurs importantes.
L'histoire des "sièges vides” réservés sur les vols entre la capitale rwandaise Kigali et Dubaï est devenue célèbre : encore récemment, les trafiquants utilisaient ces sièges pour transporter de l'or de contrebande dissimulé dans des bagages à main.
Officiellement, le Rwanda ne produit que 2.000 kilos d'or par an, mais les ventes de ce métal précieux, essentiellement vers les Emirats arabes unis, représentent plus de 30% des exportations du pays et ont une valeur supérieure à celle des volumes déclarés.
Le Rwanda est en effet accusé d'organiser la contrebande d'or à partir notamment de la région du Nord-Kivu, dans l'est de la République démocratique du Congo.
Ainsi, quasiment la moitié des près de 89 milliards de dollars qui, chaque année, quittent illicitement l'Afrique, concernent l'industrie minière et en grande partie le commerce de l'or.
En termes d'impact négatif sur les budgets sociaux, là encore, les pays en développement sont ceux qui souffrent le plus.
Les pays à revenus élevés perdent en effet plus d'impôts en valeur absolue, mais leurs pertes fiscales sont moindres si on les compare à leurs budgets sociaux. C'est exactement l'inverse pour les pays en développement : ils perdent moins d'argent, mais cette perte suffit à creuser des trous importants dans leur budget.
Les flux financiers illicites sortant d'Afrique sont, par ailleurs, presque aussi importants que les montants entrants de l'aide publique au développement (48 milliards de dollars) ajoutés aux investissements directs étrangers (54 milliards de dollars).
L'Afrique, "créancier net du reste du monde”
Pour ce qui concerne les stocks, et toujours selon les chiffres du Cnuced, "de 2000 à 2015, la fuite illicite de capitaux en provenance d'Afrique s'est élevée à 836 milliards de dollars”.
Or, le stock total de la dette extérieure du continent s'élevait à 770 milliards de dollars en 2018. Un chiffre inférieur donc, qui fait de l'Afrique "un créancier net du reste du monde”, comme l'a affirmé à plusieurs reprises, mais il n'est pas le seul, l'ancien président sud-africain Thabo Mbeki.
Les pays africains ont entre leurs mains une partie de la résolution du problème, mais peu semblent pourtant prêts à prendre les mesures nécessaires.
Seuls 23 pays africains, tous membres du Forum mondial et de l'Initiative Afrique, ont signé la Convention concernant l'assistance mutuelle en matière fiscale (Maac). Une coopération qui facilite "l'assistance en matière fiscale en vue de la prévention de l'évasion fiscale.”
Parmi les non-signataires, on trouve trois pays qui sont pourtant lourdement touchés par la fuite de capitaux : la RDC, la République du Congo et la Côte d'Ivoire. A ceux-ci s'ajoutent le Tchad, le Burundi, la Guinée, le Mali, le Niger et la Mauritanie.
Par ailleurs, seulement neuf pays africains mettent en œuvre l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers (EAR) et tous sont anglophones, à l'exception de Maurice et de la Tunisie.
Depuis 2009, cet échange d'informations a permis aux pays africains d'identifier plus de 1,2 milliards d'euros de recettes supplémentaires grâce aux enquêtes fiscales lancées entre les pays qui acceptent de coopérer.
Si on compare cette somme avec le fait que le continent perd chaque année huit milliards de recettes budgétaires, ce rattrapage représente, depuis 2009, à peine 1% des sommes non perçues par les Etats.