Marthe Wandou, lauréate 2021 du "Prix Nobel alternatif"
29 septembre 2021Marthe Wandou est camerounaise. Dans les années 1990, elle a fondé dans la région de l'Extrême-Nord une association pour améliorer les conditions de vie des femmes et des jeunes filles de sa région. Depuis, les activités de cette structure, l'ADELPA (Action locale pour un développement participatif et autogéré) se sont beaucoup diversifiées, allant de la sensibilisation des leaders communautaires et religieux jusqu'à l'accompagnement juridique et psychologique des victimes de violences sexuelles.
Une action au service des communautés qui lui a valu d'être désignée cette année lauréate du "Prix Nobel alternatif", le Right Livelihood Award.
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C'est avec un grand sourire que Marthe Wandou a fait part à Sandrine Blanchard de son bonheur d'être ainsi récompensée par un prix si prestigieux.
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Interview de Sandrine Blanchard avec Marthe Wandou, fondatrice de l’association ALDEPA (Action locale pour un développement participatif et autogéré) dans la région Extrême-Nord du Cameroun et la région du Lac Tchad.
DW : Marthe Wandou, que représente pour vous de recevoir ce prix Right Livelihood 2021 ?
Plein d'émotions parce que ce que ça signifie pour moi, c'est que c'est la reconnaissance de ce travail que nous faisons pour les enfants et les femmes, mais particulièrement les droits des filles.
DW : Depuis les années 1990 et le début de votre action, est-ce que vous avez constaté des évolutions?
Oui, je dois dire qu'il y a de grandes évolutions. Le fait que de plus en plus, les parents prennent conscience de la nécessité d'envoyer les filles à l'école. Nous avons aussi des résultats palpables de jeunes filles que nous avons accompagnées, qui ont réussi à devenir des modèles et qui, aujourd'hui, sont celles qui sont aussi des mobilisatrices, des personnes qui travaillent sur la sensibilisation d'autres filles, des parents.
DW : Comment en êtes-vous arrivée à être si sensible à ces thématiques-là que vous y avez consacré votre vie ?
Je suis née dans la région. Il n'y a aucune fille qui est née et a grandi dans la région de l'Extrême-Nord qui n'ait jamais vécu de violence de genre, quelle qu’en soit la nature. Donc, j'ai vécu aussi ça.
Prenons mon exemple : à l'école primaire, nous étions nombreuses en classe, et je sais que parmi nous, il y avait des filles très intelligentes. Quand je suis passée au niveau du secondaire puis au niveau universitaire, je me suis retrouvée seule ou presque. Toutes celles qui étaient avec moi à l'école, avec qui j'ai fait le lycée, elles n’étaient plus là. Ce sont des situations qui me rongent. Alors je me suis dit que pour que ça change, il fallait partir de la base. Parce que ces femmes, pour le moment, elles n'ont même plus la capacité de choisir. Elles ont été formées de ces traditions. Mais si on commence à la base avec les filles, en travaillant aussi avec les garçons, sûrement qu’on peut mieux charger les choses. Et c'est pour cela que moi, je me suis dit à un moment que je devais faire quelque chose.
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Le déclic, je me rappelle, c’était une petite que j'avais rencontrée. Elle faisait de la vente ambulante. Quelqu'un avait tenté d'abuser d'elle. Elle pleurait et moi, je l'ai prise à l’écart et je lui ai posé des questions. Finalement, je l'ai raccompagnée à la maison. Et puis, j'ai parlé avec ses parents. Ils m'ont dit c'est vrai, elle allait à l'école. Mais cette année, on n’a plus de moyens. Tout de suite, je leur ai proposé : Est-ce que je peux faire quelque chose ? Si vous y êtes prêts, moi, je peux payer sa scolarité. Ils ont été d'accord et on a est allé à l’école et c'est parti comme ça. Donc, au fil du temps, c'est devenu vraiment moi. Ce combat, c'est toute ma vie.
DW : Quels sont les arguments que vous avancez pour convaincre les parents, notamment dans les familles les plus pauvres, que les filles ont leur place à l'école, qu’il faut les envoyer mais aussi les maintenir à l’école ?
D’abord, il y a la gratuité de l'éducation. Même les familles les plus démunies peuvent payer le peu de frais que représente l’école primaire. La deuxième chose, c'est de partir des exemples réussite, de modèles : moi, d'autres collègues et d'autres femmes engagées dans la région. Nous sommes de la région et nous avons pu aller à l’école et réussir. L'autre argument concerne le mariage d'enfants. Ce que nous utilisons comme argument à ce niveau, ce sont les conséquences du mariage d'un enfant sur sa vie, sur la vie de sa famille et sur la vie des enfants qu'elle pourrait avoir. Il y a des situations où les gens disent : "Mais c'est mon enfant. J'en dispose comme je veux. Je ne veux pas que ma fille soit une prostituée. Je ne veux pas qu'elle ait une grossesse en étant à la maison. Je ne veux pas qu'elle attire le déshonneur sur la famille. Et donc, la seule issue, c'est qu'elle aille en mariage". Mais nous travaillons aussi avec les filles elles-mêmes et au sein des écoles et au sein des communautés aussi. Nous, nous travaillons à avoir des clubs des fille dans les écoles, pour que les filles elles-mêmes se donnent des conseils, se surveillent, qu’elles apprennent à refuser le mariage précoce et qu’elles puissent travailler sur la dénonciation en cas de violences.
DW : Ces jours marquent les cinq ans de la "crise anglophone" au Cameroun. Ces violences ont-elles eu un impact sur vos activités ?
Bien sûr, la crise anglophone a eu un impact sur notre travail et je dois dire que je travaille dans le contexte de l'Extrême-Nord qui est aussi affecté par la crise Boko Haram. Donc, il y a de grands défis à relever par rapport aux besoins à couvrir pour des personnes en détresse, les personnes déplacées internes, surtout.
Mais au niveau des partenaires aussi, ceux qui soutiennent les activités de l'urgence humanitaire, il y a eu des difficultés. Ils ont aussi dû faire face à cette crise et ils ont dû partager les ressources qui étaient prévues pour l'Extrême-Nord aussi avec le NOSO [Nord-Ouest, Sud-Ouest, où des mouvements séparatistes armés anglophones réclament davantage d’autonomie voire l’indépendance de leurs région, ndlr). Sans oublier la crise centrafricaine qui est aussi là. Dans l'Extrême-Nord, nous recevons aussi des personnes déplacées internes qui viennent du Nord-ouest et du Sud-ouest, des familles, mais surtout des étudiants et des jeunes qui sont à la recherche de la vie. Les impacts sont là.
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DW : En général, lors des conflits armés, les femmes et les jeunes filles font partie des premières victimes…
Pour parler de Boko Haram, nous avons réalisé une étude en 2008 sur la situation des femmes et des filles dans cette crise. Et il y a vraiment des horreurs. Il y a des femmes qui ont vu leurs époux et leurs enfants tués devant elles. Des femmes aussi ont été utilisées comme esclaves sexuelles parce qu'il y en a qui ont été emmenées de force et qui ont vécu avec Boko Haram. Il y en a qui ont été violées, mais aussi il y a plusieurs femmes qui ont vécu le séjour avec Boko Haram parce que leur époux leur a demandé de les suivre. Quand elles reviennent, ce sont des personnes assez traumatisées, parfois avec une grossesse ou avec un enfant. Le père, elles ne sont pas près de le revoir. Et d'ailleurs, même si elles le revoient, elles n'ont jamais choisi d’être son partenaire.