Voici la retranscription de l’interview avec Abdoulaye Sounaye.
Abdoulaye Sounaye : Historiquement, dans notre contexte africain, il a d'abord une connotation religieuse. Donc le djihad, c'est un travail sur soi, c'est une discipline que l'on s'impose ou que l'on voudrait imposer pour devenir bon musulman. Bon, il y en a qui ont parlé du djihad sur soi, qui est une culture de la piété d'une certaine façon, et le djihad par les armes qui est, dans une certaine mesure le djihad que l'on observe ou dont on parle le plus souvent, et qui consiste véritablement à prendre les armes pour conquérir des espaces, des communautés et puis les amener à une pratique de l'islam beaucoup plus en rapport avec par exemple, la charia ou les textes islamiques.
DW : C'est un peu ce qui s'est passé lors de la conquête de La Mecque par exemple. Convertir en fait une région donnée, c'est bien cela ?
Par exemple, il y a cela. Mais historiquement, par exemple, en ce qui concerne l'Afrique de l'Ouest, on peut rappeler le djihad du XIXe siècle. Quand on prend du Sénégal jusqu'au Niger, par exemple, jusqu'au Nigeria, il y a eu des djihads qui avaient pour but d'imposer un Etat islamique, un Etat théocratique dont les sources reposeraient sur une pratique puritaine, je dirais, de l'islam.
DW : Mais est-ce que ce djihadisme là que vous décrivez, qui consistait à aller évangéliser en fait des communautés, en passant par les armes, pourquoi pas, est-ce que ce djihadisme-là que vous décrivez, c'est ce que promeuvent les groupes djihadistes aujourd'hui ?
Il est clair que ces groupes djihadistes du Sahel par exemple, tirent inspiration de ces modèles historiques. Ils ont une compréhension, je dirais, du djihad qui s'associe à cette compréhension du djihad que les musulmans sahéliens du XIXe siècle, ou en tout cas certains musulmans sahéliens du XIXe siècle avaient.
On peut rappeler par exemple Usman dan Fodio qui était un de ces leaders-là qui a instauré ce qu'on a appelé le califat de Sokoto. El Hajj Omar...Il y a un certain nombre de figures historiques. Et les djihadistes d'aujourd'hui rappellent beaucoup ces djihadistes du XIXe siècle. Et effectivement si on regarde un peu leur programme, leur agenda, ils se rejoignent. Les djihadistes du XIXe siècle voulaient imposer un Etat théocratique et islamique. Les djihadistes d'aujourd'hui, dans beaucoup de leurs discours et actes, ce qu'ils veulent, c'est imposer une charia, c'est imposer un ordre politique, un ordre socio-politique qui repose sur la charia, qui repose sur l'islam de de de façon générale.
DW : Sauf que dans leur conquête ou dans le djihadisme qu'ils prônent ils tuent des musulmans, n'est-ce pas contradictoire ou comment vous l'expliquez ?
Je dirais que ça c’est le djihad moderne diable moderne, si on peut le dire ainsi. Le diable moderne, effectivement, ce qu'on ce qu'on constate avec ce djihad-là, c'est qu’il s'en prend aussi à des musulmans. On peut rappeler Boko Haram. Boko Haram a probablement tué beaucoup plus de musulmans que de non-musulmans.
DW : Mais comment vous expliquer ce paradoxe-là ? Vous voulez installer un Etat islamique mais vous tuez des personnes qui sont censées être vos fidèles ?
En fait, ils refusent la contestation, ils n'aiment pas la contestation. Si cette contestation vient des musulmans, ils sont prêts à éliminer ces musulmans-là. Donc, c'est pour ça que je parlais d'être bon musulman. Ils ont un jugement sur non seulement sur l'islam, mais aussi sur les musulmans. Et il y a des catégorisations de musulmans qu'ils font. Et si effectivement ces musulmans-là ne sont pas des bons musulmans à leurs yeux, évidemment, ils n'ont aucun problème à les éliminer.
Certaines actions, par exemple de Boko Haram, ont eu lieu dans des mosquées. Les djihadistes aussi du Sahel, il faut le rappeler ici lorsqu'ils débarquent dans des villages, ils ne demandent pas premièrement qui est musulman, qui ne l'est pas. Non, ils s'imposent à eux, ils lèvent les taxes. Si on n'est pas prêt à obéir à cet ordre-là, ils n'hésitent pas à éliminer les gens.
DW : Monsieur Sounaye, qu'est-ce que le terrorisme ? On n'arrive pas toujours à faire la distinction entre le djihadisme et le terrorisme. Quelle est votre approche ?
Disons que le djihadiste n'est pas forcément terroriste, si, je peux le dire ainsi. Mais il utilise le terrorisme pour s'imposer à des populations. Pour ce qui concerne le terrorisme, il n'est pas le propre du djihadisme. Il y a aujourd'hui beaucoup d'autres groupes, d'autres entités qui utilisent des formes de présence et d'actions qui sont plus ou moins terroristes. De façon générale, c'est le règne de la terreur, si on peut le dire ainsi.
DW : Quand naît le djihadisme en Afrique ? Vous avez évoqué le XIXe siècle. A-t-on une idée plus précise ?
Il s’agit là de l'ancien djihadisme, je dirais. Le djihadisme que nous connaissons aujourd'hui date des années 2000 ou 2005. 2010, quelque chose comme ça. Et dans les pays du Sahel, c'est vraiment ces dix ou quinze dernières années, je dirais, qu'il a qu'il a pris de l'ampleur. Quoiqu’il faut dire que juste à côté du Sahel, en Algérie, il y a eu des groupes djihadistes aussi. Vers la fin des années 90, par exemple, il y a ce groupe qui s'appelait le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) qui avait effectivement, plus ou moins, le même agenda que les djihadistes d'aujourd'hui, que les djihadistes sahéliens d'aujourd'hui partagent. Je dirais donc que ce djihadisme moderne date, de cette période-là, disons la fin des années 90, début des années 2000.
DW : Quels sont leurs objectifs concrètement ? C'est juste d’instaurer en fait un Etat islamique ? C'est juste cela l'objectif ?
Disons que, eux, ce qu'ils voudraient voir, c'est un nouvel ordre politique, un nouvel ordre sociopolitique, de dirais. Donc, ils cherchent à imposer un ordre théocratique qui s'inspirerait de la charia, de la suuna et du Coran, comme ils disent.
DW : Pourquoi ces djihadistes que nous connaissons maintenant, pourquoi est-ce qu'ils ont pignon sur rue ? Est-ce parce que les pays n'arrivent pas à juguler la question du chômage des jeunes ? Ou comment de manière globale, vous percevez cela ?
Il y a tous ces facteurs-là. Peut-être qu'il y a des facteurs locaux qui sont propres aux régions. Donc les luttes politiques, les luttes de positionnement. Ça c'est un facteur qu'il faudra certainement noter parce qu’on voit que, dans certains contextes, des communautés sont épargnées alors que d'autres communautés sont victimes de ce djihadisme-là. Ça c'est une première chose.
La deuxième chose, c'est que la religion, en particulier la religion islamique, est devenue, elle a connu elle-même des changements. Il y a eu une réforme à l'intérieur même de cette religion musulmane. Et un des aspects de cette réforme-là, c'est qu'il y a aujourd'hui des groupes qui ont embrassé le salafisme et qui en ont fait une arme politique. Et ces groupes djihadistes, justement, c'est leur caractéristique. C'est une de leurs caractéristiques. Donc, il y a cette réforme de la religion qui a servi à un certain nombre d'individus, de groupes, de moyens politiques. Donc, ces gens-là ont des revendications politiques, ils ont des revendications sociales et ils utilisent le djihadisme pour exprimer ces revendications-là.
Evidemment, il y a aussi le facteur sociologique qui fait que, le manque de travail, le manque d'emploi, l'attrait de ce discours révolutionnaire, du djihadisme fait que beaucoup de jeunes sont prêts à s'engager dans le djihadisme et à vouloir chercher un ordre meilleur. Bon, évidemment, il y en a qui qui se sont rendus compte de leurs illusions. Mais il y en a encore beaucoup qui croient dans le djihadisme.
Ajoutez peut-être un élément important, c'est le facteur global. Donc, il y a aujourd'hui une globalisation du djihadisme qui fait que les djihadistes du Sahel sont en relation avec les djihadistes de la Corne de l'Afrique. Et même au-delà de l'Afrique, ils sont en relation avec les djihadistes de la Syrie ou de l'Afghanistan.
DW : Comment tous ces groupes djihadistes et terroristes se financent ? Est-ce que, hormis les taxes qu'ils prélèvent, est-ce que c'est par le pillage ou le fait de s'emparer de certaines infrastructures militaires par exemple qu'ils se financent ?
Beaucoup utilisent justement ces interventions-là pour, pour se ravitailler, pour s'équiper. Mais il y a aussi une économie, je dirais, du djihad qui est rendue possible grâce à ces taxes là, à ces levées de fonds que les djihadistes font, en visitant des marchés, en visitant des villages. Si vous avez un certain nombre de têtes de bétail, eh bien vous contribuerez à cette économie du djihad en fonction du nombre de bêtes que vous avez.
Donc c'est ce mode, si vous voulez politique, qui correspond d'une certaine façon au mode de financement de l'Etat dans une certaine mesure. Beaucoup de ces Etats-là fonctionnent sur la base des taxes publiques, des taxes de marché. Et si on regarde de très près, les djihadistes aussi utilisent ce mode de financement-là.
Bon, évidemment, il y a toute une économie informelle, une économie criminelle dont on a parlé et dont moi, personnellement, je ne pourrais pas en parler parce que je n'en sais pas beaucoup.
DW : Alors on lit sur les réseaux sociaux que ces groupes sont soutenus par des puissances étrangères. Qu'en pensez-vous ? Est-ce que c'est crédible ?
Je ne crois pas. Ce type de discours nie en fait les réalités, la réalité des problèmes locaux dans ces régions-là. Je ne crois pas qu'il y ait de grandes puissances qui soutiennent ces forces-là. Je pense qu'il faudra peut-être surtout regarder comment, quel type d'intelligence djihadiste ces groupes-là arrivent à mobiliser et à se constituer comme de véritables forces contre lesquelles les Etats ou les armées des Etats ne peuvent pas grand-chose en tout cas, ou en tout cas que ces armées-là ont du mal à éliminer. Je suis plutôt sceptique quant au soutien significatif de puissances étrangères qui irait en direction de ces groupes-là.
DW : Comment on met fin à tout ça ? Comment on met fin au groupes djihadistes ? J'imagine que la question n'est pas facile. Mais est-ce que par exemple les procès contre des présumés djihadistes auxquels on assiste, peuvent être la solution ? Ou vous pensez qu’il faut négocier ?
Pour moi, on ne peut pas s'en sortir sans négociation. Depuis quelques années, c'est une des positions que moi j'ai défendues. J'ai dit ça, c'est un problème local. Ce n'est pas la guerre qui va résoudre le problème du djihadisme dans le Sahel. Tôt ou tard on va s'asseoir à une table. Alors il vaut mieux le faire plutôt que tard.
Je pense que les gouvernements de cette région-là devraient se rendre compte que ceux qui ont pris les armes sont des citoyens de ces régions-là. Evidemment, il y a des combattants étrangers. Mais la plupart de ces djihadistes-là, ce sont des citoyens de ces pays-là.
Il faudra peut-être avoir l'humilité de les écouter, de s'asseoir avec eux et de discuter. Ce qu’ils revendiquent, d'une certaine façon, je dirais que c'est pratiquement tout ce que les uns et les autres qui vivent dans ces régions-là voudraient voir. C'est la fin de la corruption de l'Etat. C'est une meilleure gestion de ressources de l'Etat. C'est une gouvernance qui serait définie à partir des préoccupations des populations, des aspirations des populations.
Evidemment, je pense que ces revendications politiques-là, il faudra les écouter. Et un Etat qui se voit responsable dans cette situation-là, ne peut pas faire la sourde oreille. Evidemment je pense qu'il y a aussi des conditions à imposer à ces djihadistes-là parce que la violence non plus ne peut pas constituer un mode d'action pour atteindre les objectifs qu'ils voudraient atteindre. Donc, pour moi, tel que je vois la situation à partir de mes analyses, à partir de mes observations de cette région-là, on ne peut pas s'en sortir sans négociation.
Encore une fois, je pense qu'il y a des revendications qui sont accessibles dont on peut discuter. Mais il y a aussi des revendications, à mon avis, qui me paraissent un peu de trop dans le contexte où on a affaire à des sociétés, à des communautés dont les valeurs reposent sur une diversité de sources. Je pense que l'idée, par exemple, d'un régime théocratique qui s'imposerait à tous, quel que soit la religion à laquelle on appartient, me paraît contredire un peu l'esprit du vivre-ensemble dont finalement tous les sahéliens ou la majorité des sahéliens rêvent à mon avis.