À qui appartient la bauxite guinéenne ?
21 décembre 2012Avec un petit sourire aux lèvres, James Camara a les yeux fixés sur la concasseuse. La nouvelle machine extrait la bauxite, la concasse et la charge directement dans les camions. « C’est une machine qui peut vous extraire jusqu’à 750 tonnes par heure, selon la résistance du minerai », explique le jeune ingénieur de Débélé, ville située dans la région de Kindia, à 100 km de la capitale Conakry. «Cela peut nous donner jusqu’à sept chargements de camion. »
Réduction du temps de travail
Selon le syndicat des mineurs, la machine, fabriquée en Allemagne, assure le travail de près de 300 mineurs. L'emploi de la concasseuse permet à la compagnie russe (Rusal), qui exploite les mines de bauxite de Débélé, de réduire jusqu'à 70% la durée des opérations dans les mines. Un progrès qui fait mal aux travailleurs locaux. La concasseuse est détestée par les syndicats, mais adorée par Rusal. Autour de la carrière, des petits commerces prospèrent où les ouvriers peuvent acheter des cigarettes, de l’eau minérale ou une miche de pain. Assis sur un morceau du mur à l’ombre d’un manguier, Alseny a le regard perdu dans le stock de bauxite, prêt à être chargé dans les wagons du train minéralier. Il fait partie des jeunes chômeurs de Débélé. Il ne peut pas comprendre pourquoi il reste sans emploi dans sa région natale, si riche en bauxite. « Beaucoup de jeunes de Débéle continuent d’être chômeurs, regrette-t-il. Chacun de nous a appris un métier. Ce que nous demandons à Rusal, c’est de nous aider à trouver du travail ici. »
Selon une convention qui lie la République de Guinée à la Compagnie des bauxites de Kindia, l'Etat prélève 0,01% sur chaque tonne de bauxite exportée par Rusal, soit un dollar par tonne. Courant 2012, la compagnie russe a injecté 350.000 euro pour l’électrification de deux villages. C'est très peu pour une entreprise internationale comme Rusal, estiment quelques habitants de la région de Kindia.
Nouvelle politique minière
Depuis septembre 2011, un nouveau code minier est en vigueur. Le texte de loi voté par le CNT, le Conseil national de transition qui fait office d'assemblée nationale, devrait permettre à moyen terme à ce petit pays d’Afrique de l’ouest de tirer davantage de profits dans l’exploitation de ses vingt milliards de tonnes de réserves de bauxite, sans pour autant pénaliser les investisseurs étrangers.
La nouvelle politique minière pronée par Conakry donne droit à l'Etat guinéen d'être actionnaire jusqu'à hauteur de 30% dans les actifs des sociétés minières, qui exploitent les gisements de fer et de bauxite. Des pays comme le Botswana prévoient même une prise de participation allant jusqu'à 40%. Cependant, ce nouvel arsenal juridique doit encore subir quelques corrections notamment dans son volet financier, pour faciliter son application. A cet effet, des discussions sont en cours avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), pour le respect d'un cadre légal international qui ne défavorise pas les investisseurs étrangers déjà présents dans le pays.
Le président Condé et la manne minière
Depuis son palais de Sekhoutoureya à Conakry, le président Alpha Condé supervise personnellement le secteur minier. Pour gagner la bataille de la manne minière, le président Condé peut s'appuyer sur un vaste réseau d'avocats internationaux et d'amis, dont le milliardaire philanthrope américain George Soros, l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair ou encore Bernard Kouchner, ancien chef de la diplomatie française. Mais l'influence du président Condé s'étend également dans le secteur privé guinéen notamment sur les responsables guinéens de groupes miniers étrangers.
Conakry emboite le pas à ses voisins
Le code minier guinéen mis en place par les autorités guinéennes s'inspire de ceux déjà en vigueur en Sierra Leone et au Liberia. Ces deux capitales ont réussi à faire décoller leurs projets miniers avec des mesures similaires. En revanche, la nouvelle politique minière défendue par Conakry est jugée moins attractive par les multinationales qui exploitent les mines de bauxite et de fer dans ce pays. Pire, ce nouvel arsenal juridique n'est pas rétroactif et donc ne concerne pas les grands dossiers signés sous les régimes précédents.
Des entreprises minières sur la sellette
En dehors du géant mondial du fer, Rio Tinto qui a obtenu ses titres miniers, d'autres entreprises minières comme Bellzone et le Brésilien Vale ont la vie dure avec Conakry, tout comme d'ailleurs la compagnie Rusal.
Pavel Vassiliev, représentant Afrique de Rusal ne cache pas ses griefs contre la nouvelle politique minière défendue par le gouvernement guinéen. L'entreprise russe exploite depuis plusieurs années deux des plus grands gisements de bauxite de Guinée dont celui de Débélé, dans la région administrative de Kindia. « Le nouveau code minier qui a été adopté au mois de septembre dernier est un document qui ne favorise pas du tout les sociétés minières, dénonce Pavel Vassiliev. Face à la crise mondiale dans le secteur de l’alumine, toute une série d’investisseurs ont été contraints de quitter la Guinée ».
Ousmane Kaba, ministre-conseiller à la présidence chargé des questions stratégiques, estime au contraire que la nouvelle politique minière est équitable. « Pour le cas de Rusal, il faut savoir qu’auparavant, la situation n’était pas du tout favorable à la Guinée, explique-t-il. D’abord les mines appartiennent à la Guinée. C’est pourquoi il y a un contentieux actuellement avec Rusal. Les premières études ont montré qu’il faut dédommager la Guinée à près d’un milliard de dollars pour les années précédentes, où le pays ne tirait absolument rien de ses réserves de bauxite exploitées par Rusal. Donc je pense qu’il faut savoir raison garder. »
Corruption, manque d'industrie et déficit énergétique
Faute de transformation sur place de la bauxite en aluminium, notamment en raison du manque criant d'électricité et de nombreuses malversations - corruption et incompétence administrative - la bauxite de Guinée continue son chemin comme il y a quatre décennies. Cette terre rouge, à l'odeur brûlée, est convoyée par train deux fois par jour de la région de Kindia vers l’Ukraine via le port de Conakry.
Après diffusion de ce reportage (à écouter ci-dessous), la société RUSAL nous fait savoir ce qui suit :
« La compagnie RUSAL affirme officiellement : a) RUSAL n’a aucune dette vis-a-vis de l’Etat Guinéen b) Aucune réclamation financière officielle du gouvernement Guinéen à ce jour n’existe à l’égard de RUSAL. Tous les impôts sont entièrement payés sur toute la période d’existence de la compagnie en Guinée (pour 2012 le versement est prévu au début de 2013 conformément à la loi). »